Cours du jeudi 2 décembre Explication du début des Bonnes

 Explication des premières lignes de la pièce Les Bonnes: Explication linéaire rédigée qui va un peu au-delà de ce que nous avons fait ce matin:

GENET, écrivain contesté et contestataire du 20e s, trouve dans la littérature le moyen d’exprimer sa rage contre une société́ bourgeoise et hypocrite. Son enfance difficile a fait de lui un homme tourmenté, et son malaise personnel veut autant s’exprimer dans son œuvre que se transmettre au lecteur, comme il le dit lui-même dans sa préface COMMENT JOUER LES BONNES. Ce mal-être permanent donne cependant vie à des œuvres originales, saluées par tous ceux qui voulaient ouvrir une nouvelle voie en littérature. Dans une époque en pleine ébullition, après les deux guerres mondiales, GENET commence l’écriture des Bonnes en 1945. Le 19 avril 1947, la pièce est créée par Louis Jouvet au théâtre de l’Athénée, à Paris. La pièce raconte une histoire similaire à l’affaire Papin qui a défrayé́ la chronique quatorze ans plus tôt : deux sœurs établies en tant que bonnes et tuant chacune leur maîtresse. Ce procès avait déclenché́ un débat retentissant sur l’exploitation des classes laborieuses.

Mais GENET nie s’en être inspiré et souligne explicitement dans sa préface qu’il ne s’agit pas « d’un plaidoyer sur le sort des domestiques ». Il qualifie sa pièce de « conte, d’allégorie » et exploite le genre théâtral « afin de [s]e voir », « nu », mais aussi pour retourner ce miroir vers le spectateur ; ainsi, dans ses conseils de mise en scène, il souhaite que les robes « soient extravagantes, ne relevant d’aucune mode, d’aucune époque ». GENET vise donc à l’universalité́, et la réflexion sur les relations du maître et du serviteur sort largement du cadre étroit de la domesticité́.

La comédie dans cette pièce tient surtout au sens ancien de « théâtre » et dans la mise en abyme mais on peut penser aussi que les domestiques (deux sœurs employées chez « Madame ») forment avec leur maîtresse dans un huis-clos (« porte close », lieu clos) un trio tragique.

 

 

TEXTE

Nous avons ici le début de la pièce, qui ne comporte qu’un acte, on peut donc parler de scène d’exposition, même s’il n’y a pas la délimitation traditionnelle des scènes. Durant l’absence de leur maîtresse, les deux sœurs reproduisent les rapports de pouvoir, l’une, Claire, jouant le rôle de la maîtresse, l’autre, Solange, celle de Claire, la bonne.

 

Composition, MOUVEMENT DE TOUT LE DEBUT DE L’EXPOSITION(plan)

 

Forme - Dialogue théâtral en prose traversé par de nombreuses didascalies (signe de modernité)

Fond - Plan : On peut distinguer trois parties qui correspondent l’installation de la pièce et des relations entre la maîtresse (Madame jouée par Claire) et sa domestique (Claire jouée par Solange) :

1. Le début du texte (l. 1-4) correspond à la didascalie initiale qui installe le décor et donne les premières indications vestimentaires sur les personnages.

2. Les lignes 4 à 21 révèlent une mise en abyme du théâtre, à travers la relation maîtresse/ servante qui se joue.

3. Les lignes 22 à la fin du passage correspondent à la révélation de la relation entre les personnages, avec l’envenimement de celle-ci.

 

 

Problématique :

 Comment, à partir de la comédie, du cérémonial mis en place dès les premiers échanges, Genet fait-il apparaître un malaise entre les deux sœurs, révélateur de leur véritable relation et annonciateur d’une tragédie ?

 

Ou

Comment Genet, par la mise en abyme, met-il en scène la violence des rapports humains entre dominants et dominés ?

 

 

La pièce débute par une longue didascalie qui PRESENTE LE DECOR, LES COSTUMES ET LES PERSONNAGES PRESENTS SUR SCENE.

 

Claire, Solange

La chambre de Madame. Meubles Louis XV. Au fond, une fenêtre ouverte sur la façade de l’immeuble en face. A droite, le lit. A gauche, une porte et une commode. Des fleurs à profusion. C’est le soir. L’actrice qui joue Solange est vêtue d’une petite robe noire de domestique. Sur une chaise, une autre petite robe noire, des bas de fil noirs, une paire de souliers noirs à talons plats.

CLAIRE, debout, en combinaison, tournant le dos à la coiffeuse. —Son geste — le bras tendu et le ton seront d’un tragique exaspéré.

 

Les didascalies initiales avertissent le lecteur que seules les deux bonnes sont sur scène, la maîtresse appelée cérémonieusement, à cette époque, « Madame », est absente. Le terme de MADAME introduit dès le départ une hiérarchie sociale, ainsi qu’une vision plus large, par l’absence de nom (on ne connaîtra jamais le patronyme de Madame) : MADAME est une figure du pouvoir social (à l’opposé, on connaît le prénom des deux bonnes : CLAIRE/ SOLANGE, mais elles sont amputées de leur patronyme, comme des mineures : seul le prénom est usité́, signe de l’appartenance à une classe sociale inférieure.

Les personnages campés, les didascalies nous décrivent le décor : de nombreux indicateurs spatiaux : « en face ; à droite ; à gauche » permettant de situer les éléments du décor les uns par rapport aux autres. Rien ne semble laisser au hasard pour le lecteur ou spectateur qui est guidé par les indications très précises du dramaturge.

 

Ce décor est cossu (aisé) dans le mobilier (MEUBLES LOUIS XV) et la décoration (DES FLEURS), comme dans les maisons bourgeoises du début du 20e s. Nous sommes en effet au 20e s, ce que laisse supposer le terme IMMEUBLE. Il est également fait mention d’une indication temporelle : C’est le soir », dont la portée symbolique est également significative : « le soir » symbolise la fin du jour, la fin de la vie ; le jour se meurt. Cette indication semble également signifier que la cérémonie se répète chaque soir. Les costumes de bonne sont « typiques » dans cette société bon chic bon genre, la parfaite panoplie austère : UNE PETITE ROBE NOIRE DE DOMESTIQUE/BAS DE FIL NOIRS/PAIRE DE SOULIERS NOIRS A TALONS PLATS. L’instance sur l’adjectif « noir » fait référence au costume traditionnel de bonne, mais annonce aussi la noirceur de la pièce et l’inscrit dans le registre tragique. Chez Genet, le travestissement est un thème important et la quête de l’identité passe par le vêtement. Le second costume SUR UNE CHAISE indique au spectateur que l’un des personnages ne jouera pas la 2e bonne (en effet, Claire jouera le rôle de Madame, mais le spectateur le découvrira peu à peu). Il devine que c’est Claire qui a déposé́ sa robe, puisqu’elle est EN COMBINAISON (sous-vêtement).

 Le fait cependant d’être à moitié déshabillée n’est pas anodin : Claire joue au théâtre – elle joue le rôle de la maîtresse, or elle est la bonne - mais pour GENET le théâtre est le révélateur de soi-même. C’est soi-même qu’il faut retrouver au fond des personnages, dans une mise à nu en quelque sorte.

 La mise en abyme, le théâtre dans le théâtre – les sœurs jouent un rôle à l’intérieur d’une pièce de théâtre – se laisse deviner par de légers indices : le décor est hyperboliquement orné (FLEURS A PROFUSION) – mais cela peut aussi donner un indice sur le caractère de l’occupante de la chambre, la vraie Madame ; l’indice le plus révélateur est le jeu exagéré́ de celle qui joue la maîtresse, Claire : SON GESTE-LE BRAS TENDU ET LE TON SERONT D’UN TRAGIQUE EXASPERE (rageur, énervé́). La mise en abyme du jeu théâtral doit se révéler au public, et Claire joue d’abord une mauvaise actrice, qui manque de naturel. Elle semble comme habitée par son personnage qu’elle surjoue. Mais ce jeu cache un fonctionnement social : le jeu ampoulé de Claire (TON TRAGIQUE/GESTE) est aussi un moyen de recréer, de faire surgir une autre identité́, celle de Madame, qui se définit par des « cris » et des « gestes ». Pour créer un personnage, il faut mimer un comportement, et, dans la société́, c’est le comportement – l’apparence qui fait le rôle. Une fois ce premier rôle défini, les autres en découlent : Claire jouant Madame ne dira-t-elle pas plus loin : « Par moi, par moi seule, la bonne existe. Par mes cris et par mes gestes. [...] C'est grâce à moi que tu es, et tu me nargues ! »

 

CLAIRE REPETE SON ROLE DE MAITRESSE, SE LAISSE EMPORTER PAR SON PERSONNAGE ET SORT DE SON ROLE DE SOEUR (OU LAISSE PARLER SON INCONSCIENT QUI DETESTE SA SŒUR ?). GENET EST A LIRE A PLUSIEURS NIVEAUX, IL Y A BEAUCOUP D’AMBIGUITES DANS LES RAPPORTS ENTRE LES PERSONNAGES.

 

Et ces gants ! Ces éternels gants ! Je t’ai dit souvent de les laisser à la cuisine. C’est avec ça, sans doute, que tu espères séduire le laitier. Non, non, ne mens pas, c’est inutile. Pends-les au-dessus de l’évier. Quand comprendras-tu que cette chambre ne doit pas être souillée ? Tout, mais tout ! ce qui vient de la cuisine est crachat. Sors. Et remporte tes crachats ! Mais cesse !

 

Nous ne sommes pas encore dans la « pièce » que se jouent les deux sœurs : Claire dans cette réplique s’adresse manifestement à Solange en tant que sœur, puisqu’elle la tutoie (ex) alors que dans la 2e partie de l’extrait, lorsque les sœurs prendront leur rôle plus au sérieux, elle la vouvoiera. Les deux sœurs se préparent à jouer, répètent quelque peu, mais ne sont pas encore totalement dans le rôle.

Mais curieusement, tout en n’incarnant pas encore la maîtresse, Claire se comporte déjà̀ comme elle : C’EST AVEC ÇA, SANS DOUTE, QUE TU ESPERES SEDUIRE LE LAITIER (elle imite Madame, rivale amoureuse de Solange, dans ses reproches ironiques). Il y a presque la même phrase à la fin de l’extrait : CAR CE N’EST PAS AVEC CE CORPS ET CETTE FACE QUE VOUS SEDUIREZ MARIO. CE JEUNE LAITIER RIDICULE VOUS MEPRISE. Elle veut faire avouer à Solange sa liaison, comme « Madame » plus loin. De même le reproche du CRACHAT (répété́ 2x ici) se retrouve dans la 2e partie, dans les paroles de la fausse Madame. On dirait donc que le simple fait d’avoir décidé́ de jouer ce rôle transforme déjà̀ Claire, la dénature – ou bien la met à nu ? Chacun porte en soi des germes de violence et de domination, de soif de pouvoir. Le reproche qui porte sur les gants n’est peut-être qu’un prétexte cachant une rancœur plus profonde, une jalousie. Le théâtre révèle la nature profonde des choses et des gens. Les paroles méprisantes et humiliantes, le ton agressif de Claire peuvent aussi traduire la rancœur de ne pas être réellement Madame, sa sœur serait donc le bouc émissaire : le style est violent (exclamatives, interrogatives, phrases nominales en rythme binaire insistant : ET CES GANTS ! CES ETERNELS GANTS ! NON/NON/TOUT MAIS TOUT ! Les impératifs pleuvent : NE MENS PAS/PRENDS/SORS/REMPORTE/CESSE. L’injonction JE T’AI DIT SOUVENT sous-entend le caractère autoritaire naturel de Claire : sans avoir le statut officiel de Madame, c’est elle la « dominante » du « couple » des deux sœurs.

Mais le personnage de Claire se révèle encore davantage, dans sa séparation verbale de deux lieux distincts : un lieu profane, celui des servantes, où les gants (accessoire de ménage, réservé́ à la classe inférieure) ont leur place A LACUISINE/AU-DESSUS DE L’EVIER – et un espace sacralisé, la chambre de Madame, qui ne doit pas être SOUILLE par le lieu profane. Claire opère une séparation manichéenne (totale, sans nuance) entre les deux espaces, diabolisant l’un pour encenser l’autre : TOUT CE QUI VIENT DE LA CUISINE EST CRACHAT (métonymie métaphorique pour la saleté́, elle-même métaphore méprisante pour un lieu honteux). Ainsi Solange doit REMPORTER SES CRACHATS, càd ses gants. Claire transforme donc un espace fonctionnel (espace domestique/espace privé du maître) en espace moral opposant le bien et le mal. En cela, elle se met déjà̀ à la place de la maîtresse, qui hait la classe inférieure, d’où la violence extrême des mots employés – ou bien, et c’est toute la subtilité́ de GENET, elle a intégré́ dans son inconscient l’idée de supériorité́ de la classe de Madame et sacralise « réellement » tous les lieux où elle vit.

 

GENET démonte un à un les mécanismes du pouvoir : comme les victimes des bourreaux qui finissent par prendre le parti du bourreau (syndrome psychologique qui existe, le syndrome de Stockholm), les victimes sociales peuvent « adorer » leurs maîtres.

Un autre rouage du jeu social se dessine dans ce passage : Claire ne veut pas de confusion d’espace. Pour exister en tant que maîtresse, elle a besoin d’être traitée en tant que telle, reconnue par sa bonne, comme distincte dans un espace distinct. Cela voudrait dire que l’identité́ sociale n’est pas un élément réel, et résulte seulement d’une illusion acceptée. Cela veut dire encore que pour qu’il y ait un maître, il faut un esclave, et réciproquement (dialectique du maître et de l’esclave, Hegel). La société́ semble ne pas pouvoir se passer d’inégalité́, parce que sinon personne ne se reconnaît plus.

 

TOUJOURS DANS LA PREPARATION DU JEU DE ROLES, SA REPETITION, NOUS DECOUVRONS LES RELATIONS ENTRE CLAIRE ET SOLANGE : AUTORITE DE CLAIRE ET INSOLENCE DE SOLANGE, ROLES PEU DIFFERENTS DE L’OPPOSITION SOCIALE MAITRE/SERVITEUR : PEUT-ETRE UNE REFLEXION PESSIMISTE DE GENET SUR LES RAPPORTS HUMAINS, TOUJOURS CONFLICTUELS ET SOUMIS A LA RENCONTRE DE LA HAINE ET DE LA FORCE

 

Pendant cette tirade, Solange jouait avec une paire de gants de caoutchouc, observant ses mains gantées, tantôt en bouquet, tantôt en éventail.

Ne te gêne pas, fais ta biche. Et surtout ne te presse pas, nous avons le temps. Sors.

Or Solange n’est pas encore dans le jeu ce que montre la didascalie et le jeu de scène JOUAIT AVEC UNE PAIRE DE GANTS DE CAOUTCHOUC...;notons l’imparfait de « jouait » relevant plutôt du narratif  : elle est distraite, voire indifférente. Ce sont les fameux gants de ménage que Claire ne peut pas supporter dans cette chambre bourgeoise au beau décor. Cela signifierait que les dominants doivent vivre dans la beauté́ pure, alors que les dominés hériteraient de la laideur du monde... Contrairement à elle, Solange montre les potentialités de beauté́ qui appartiennent à sa classe : elle transfigure l’aspect trivial (banal, quotidien, mot péjoratif) des gants qui deviennent BOUQUET/EVENTAIL. Contrairement à Claire qui ne peut exister sans ses accessoires qui sont autant de codes de reconnaissance (meuble Louis XV, fleurs...), qu’elle est d’ailleurs incapable de se créer elle-même, la domestique dispose d’une liberté́ d’esprit qui lui permet de transformer son propre espace, de le faire évoluer. Pour cela, elle dispose également d’une conscience d’elle-même, de sa dignité́, malgré́ les humiliations constantes. Cette conscience est aussi la source de violences virtuelles, puisqu’elle l’entraînera à la rébellion. La bonne cache en elle un pouvoir plus fort que celui du dominant.

La réplique de Claire montre qu’elle hésite encore les deux personnages (elle, Madame) : on retrouve le tutoiement adressé à sa sœur, mais aussi les ordres et le mépris d’une maîtresse, cette fois-ci sous forme d’antiphrase (impératifs négatifs NE TE GENE PAS /NE TE PRESSE PAS). En effet NOUS AVONS LE TEMPS, autre antiphrase, est faux : l’absence de la maîtresse peut être plus brève que prévue, et leur jeu de rôle ne doit pas s’éterniser. L’ambiguïté́ du personnage de Claire est récurrente, voire inquiétante : l’expression méprisante FAIS TA BICHE laisse deviner les relations complexes entre les deux sœurs : Solange doit être souvent rebelle, même avec sa sœur, la BICHE (antiphrase et métaphore) est un animal plein de douceur.

Ainsi les relations maître /servante ne sont pas limitées à l’univers domestique : GENET nous parle des rapports humains en général, fondés presque automatiquement sur la violence par des mécanismes internes que nous découvrons peu à peu.

A PRESENT DEBUTE REELLEMENT LE JEU DE ROLE, CHACUNE DES SOEURS ENTRE DANS SON PERSONNAGE, ET LE MONTRE AVEC SON ATTITUDE ET SES PAROLES. PAR CLAIRE NOUS AVONS LE PORTRAIT DE LA MAITRESSE TELLE QUE LE PERCOIVENT LES DEUX SŒURS

 

Solange change soudain d’attitude et sort humblement, tenant du bout des doigts les gants de caoutchouc. Claire s’assied à la coiffeuse. Elle respire les fleurs, caresse les objets de toilette, brosse ses cheveux, arrange son visage.

 

Préparez ma robe. Vite le temps presse. Vous n’êtes pas là ? (Elle se retourne.) Claire ! Claire ! Entre Solange.

Le vrai jeu commence, avec la mise en abyme. Solange, de sœur, devient domestique : SOLANGE CHANGE SOUDAIN D’ATTITUDE. Elle entre « dans la peau » de la bonne – en fait, elle joue/sans le jouer ! son propre rôle, normal, celui d’une domestique. La seule chose qui change, c’est qu’en face d’elle, il y a une actrice, Claire, une fausse maîtresse. GENET se plaît à embrouiller et superposer constamment les niveaux de jeu, et à multiplier les mises en abyme. Le public assiste au ace à face de la maîtresse et de la servante dans le moment intime de la toilette, situation traditionnelle du théâtre bourgeois (motif pictural traditionnel), ici, parodié. Pour entrer dans son personnage, dans son identité́ sociale, Claire doit jouer un comportement codifié – la preuve que la société́ est un immense théâtre... Elle doit entrer dans le jeu de la maîtresse, et intégrer son discours (gant = crachat, càd insulte à sa « grandeur ») : TENANT DU BOUT DES DOIGTS (on dirait que les gants sont sales, et elle SORT pour les mettre sur l’évier). Elle doit aussi faire profil bas et se tenir à son rang (soumise), ce que traduit l’adverbe HUMBLEMENT.

A contrario, Claire pour jouer le rôle de Madame, doit adopter un autre comportement codifié : celui de celle qui a le loisir de se faire belle, et d’apprécier la beauté́ : COIFFEUSE (miroir avec table pour se peigner et se maquiller) /RESPIRE LES FLEURS/CARESSE LES OBJETS DE TOILETTE/BROSSE/ARRANGE. L’exagération du jeu caricature la maîtresse : deux verbes indiquent un jeu forcé, hyperbolique : RESPIRER LES FLEURS/CARESSER...Elle en fait un peu trop, ou alors la maîtresse est vraiment snob... c’est de l’affectation. Mais le théâtre est le révélateur de soi-même : (au second degré́) en rappelant le jeu de rôle que la vraie maîtresse joue chaque jour – Claire l’imite - pour que tout le monde la reconnaisse en tant que telle, ce qui souligne que tout rôle social est une illusion soigneusement entretenue (mais aussi fragile, comme toute illusion). Le théâtre, lieu de l’illusion par excellence, brise les illusions et montre les mensonges de la réalité́. (Au premier degré́) parce que Claire semble prendre plaisir à profiter de ces privilèges de la classe dominante, et conforte ainsi le prestige de cette classe, puisque d’autres l’envient et voudraient en faire partie. Ainsi la victime n’est pas totalement innocente : par l’admiration de la classe supérieure, elle jette sur sa propre classe un regard frustré et négatif. Nous avons vu l’ambiguïté du personnage de Claire : jusqu’où elle imite Madame, et jusqu’où elle reste elle-même, la dominée qui rêve d’être maîtresse...

 Le vouvoiement montre qu’elle a endossé le rôle de Madame, ainsi que son comportement : injonctions, ordres brefs, en cascade, qui ne supportent pas de réplique (PREPAREZ/VITE). Il lui semble naturel que sa domestique soit toujours présente à ses côtés pour la servir, d’où son étonnement : « Vous n’êtes pas là ? ». La fausse maîtresse appelle donc bien la bonne, dans le cadre du jeu qui a vraiment commencé́. Cet appel semble inquiet par sa répétition qui suit l’interrogative VOUS N’ETES PAS LA ? En effet cet appel, cette apostrophe doublement répétée campe le traditionnel personnage du maître, qui a besoin de son serviteur pour survivre (cf. MARIVAUX L’ILE DES ESCLAVES,au 18e s). Les dominants sont une classe sociale vulnérable : ils ne sont pas autonomes, et en se remettant entre les mains d’une classe sociale inférieure, ils avouent leur infériorité́ ! (ils ne peuvent s’en sortir tout seuls) et se mettent en danger. Cela revient à dire que les bonnes, les domestiques ou les dominés en général sont plus compétents que les dominants – et disposent du vrai pouvoir...

La scène suivante peut commencer : SOLANGE ENTRE (une scène se reconnaît à la sortie ou entrée d’un personnage, cf. auparavant la sortie de Solange). Cette fois-ci, les deux personnages décidentd’exercer leur jeu de rôles dans les règles.

 

APRES LE PORTRAIT DE LA MAITRESSE, VOICI LE PORTRAIT DE LA BONNE « type » JOUEE PAR SOLANGE

SOLANGE - Que Madame m’excuse, je préparais le tilleul (Elle prononce tillol.) de Madame.
CLAIRE - Disposez mes toilettes. La robe blanche pailletée. L’éventail, les émeraudes.
SOLANGE - Tous les bijoux de Madame ?

La domestique apparaît extrêmement soumise : elle présente des excuses pour son absence, alors qu’elle n’est pas en tort (elle préparait une infusion pour sa maîtresse) et elle s’adresse ave politesse à elle, utilisant la 3ème personne qui marque le respect de la hiérarchie : « Que Madame m’excuse » (l.19). La scène qui se déroule peut sembler caricaturale des rapports sociaux entre maîtresse et domestique.

Un autre indice d’un jeu théâtral des personnages apparaît dans la réplique de Claire qui appelle « Claire ! Claire ! », ce qui met le lecteur (mais non le spectateur) sur la piste d’un jeu de rôles. Pour le spectateur, qui n’a pas accès au nom des personnages, le jeu auquel se livre les deux sœurs restent non découvert. Il faudra attendre l’erreur de Solange qui oublie d’être Claire : « Car Solange vous emmerde ! » page 29).

L’identité́ sociale est tributaire des codes, qui seuls la font exister – dans l’illusion. Solange utilise les formules de politesse typiques : QUE MADAME M’EXCUSE/ l’expansion nominale sous forme de CDN, DE MADAME revient à deux reprises, redondance inutile mais ronflante. Le maître doit se faire servir (aliments, vêtements), la servante obéir, mais aussi paraître stupide (cliché sur la servante ou le serviteur dans beaucoup de comédies). L’écart social entre les personnages va se préciser à travers l’échange verbal. ELLE PRONONCE TILLOL, la didascalie précise la parlure de la domestique, comme si elle ne maîtrisait pas bien la langue ou avait un accent frustre (un autre cliché est que les serviteurs viennent de la campagne, et manquent donc d’éducation).L’allusion au tilleul laisse supposer que la servante rumine déjà sa vengeance, car la mention renvoie à l’intention des deux sœurs d’empoisonner leur maîtresse avec du gardénal, barbiturique à effet sédatif.

La suite de la conversation confirme l’écart social. Une violence latente est perceptible dès ces premiers échanges : La maîtresse joue un jeu cruel (autre cliché) avec la bonne en l’obligeant à étaler toutes ses richesses (accumulation TOILETTES /ROBE/EVENTAIL/EMERAUDES) : le luxe se donne à voir dans la panoplie de la toilette de sortie // théâtre bourgeois ; « naturellement » : luxe est naturel dans ce milieu. On peut penser également au luxe des contes de fées (cf. paratexte), dont « Cendrillon » et ses sœurs se préparant à aller au bal du Prince…. Mais l’abondance, voire la surabondance, est liée au pouvoir

 

C’EST LE DEBUT DU CONFLIT ENTRE LA MAITRESSE ET LA BONNE, QUI DOIT EXPLIQUER LA HAINE DES 2 SOEURS ET L’ASSASSINAT PROJETE

 

CLAIRE Sortez-les. Je veux choisir. (Avec beaucoup d’hypocrisie.) Et naturellement les souliers vernis. Ceux que vous convoitez depuis des années.

Le pouvoir matériel est la clé́ de tout pouvoir ; cette aisance financière est la seule autonomie du maître et lui donne sa liberté́ et son autorité (JE VEUX CHOISIR). En maîtresse cruelle, elle se sert de cette liberté́ pour faire pression sur la bonne, et lui rappeler ses contraintes financières (elle ne pourra jamais posséder cela) : SOULIERS VERNIS. CEUX QUE VOUS CONVOITEZ DEPUIS DES ANNEES. La didascalie « avec beaucoup d’hypocrisie » signale un changement d’attitude de Madame jouée par Claire qui compose son rôle. De l’indifférence, elle passe à l’attaque sournoise. Cependant, « hypocritès » désignant l’acteur en grec, cette didascalie souligne peut-être le jeu d’actrice de « Claire », voire la virtuosité de la comédienne jouant Claire jouant « Madame » dans cette mise en abyme 

L’adverbe « naturellement » prend une connotation méchante dans la mesure où il trouve son explication ensuite : « ceux que vous convoitez depuis des années. » Madame devient cruelle et soumet sa bonne au supplice de Tantale, stimule chez la bonne le sentiment de l’envie. Le jeu social est dangereux, trop entrer dans son rôle dénature l’être humain quelle que soit sa place, et le pousse au mal.

 

Solange prend dans l’armoire quelques écrins qu’elle ouvre et dispose sur le lit.

Pour votre noce sans doute. Avouez qu’il vous a séduite ! Que vous êtes grosse ! Avouez-le !

Le supplice de Tantale (mythologie) consiste à donner à voir à quelqu’un ce qu’il désire, et le lui reprendre alors qu’il tend la main. Ainsi Solange touche LES ECRINS (les belles boîtes) contenant les bijoux, mais ne les possèdera jamais. La règle sociale sous-entendue est que le pouvoir des uns engendre automatiquement la frustration des autres, d’autant plus qu’il développe chez ceux qui en disposent des sentiments de vanité́ et d’ostentation. Il déclenche par là même la rébellion future qui le renversera.

Le public observe également que dominante et dominée appartiennent au même sexe, féminin, (Solange/Claire aime les belles tenues et envie celles de sa maîtresse), et que leur conflit glisse vers la rivalité́ amoureuse : la maîtresse devient en effet agressive, accusant l’autre d’avoir eu des relations sexuelles avec le laitier et d’être tombée enceinte. La répétition de l’impératif « avouez » montre que la maîtresse a des droits sur sa servante, de qui est exigée une certaine moralité. il y a donc conflit dans le conflit : conflit de classe et conflit féminin. GENET encore une fois superpose les imbrications. En effet, la maîtresse est aussi intéressée pas le laitier, sans doute par jeu de femme oisive (car le laitier, un homme du peuple –distributeur de bouteilles de lait sur le pas des portes, le matin – n’est pas de son rang social). Mais le pouvoir se veut absolu, il ne peut pas se contenter de ce qu’il a, il lui faut tout, et totalement dépouiller, écraser le dominé. La spirale infernale s’accélère, à chaque tour le conflit s’envenime davantage, sorte de malédiction sociale.

A cette époque, l’image de la fille-mère était mal vue et la grossesse est cause de renvoi. Le vocabulaire est méprisant « grosse » (l.25) au lieu d’« enceinte », terme familier, animalisant. On peut déceler dans ce vocabulaire familier la difficulté de la servante à singer sa maîtresse et par là-même la révélation de son origine sociale. Les exclamations sont à la fois méprisantes (SEDUITE/GROSSE (enceinte) sont des termes stigmatisants ; pour une jeune femme de l’époque, c’est une grave particulièrement faute). L’ironie (VOTRE NOCE, alors qu’une fille séduite n’en aura pas)et la culpabilisation de Madame cache en fait une inquiétude vaniteuse : celle de ne pas être la seule, ni la préférée.

Au moins qu’à ce moment-là, le personnage de Claire ne parle en son nom, auquel cas, cela nous renseignerait sur leur relation sororale. Le ton agressif de Claire pourrait révéler de la jalousie envers sa sœur. Claire en Madame laisserait s’exprimer ses véritables sentiments à l’égard de sa sœur, une forme de rivalité. Certains critiques ont vu dans ce « couple » une relation homosexuelle qui aliène les deux sœurs l’une à l’autre. (Le Théâtre, Marie-Claude Hubert, Cursus, Armand Colin) Il y aurait donc une double lecture à opérer : la relation madame/ Claire et la relation Claire/Solange.

Le public assiste donc à un nouveau jeu d’identité́ : Genet creuse plus profond, dépasse l’identité́ sociale. Madame s’attaque à la personne humaine, à sa vie privée : le pouvoir est fasciné par la cruauté́, la violence qu’il exerce sur ses victimes ; le regard de l’inférieur, les codes ne suffisent plus pour être conforté dans son identité́ : il faut l’écraser jusqu’au bout, et tuer l’humain caché derrière le rôle social. C’est peut-être ce que GENET a retenu de ses malheurs, et du rejet social dûà ses nombreuses identités de marginal.

LA VIOLENCE DU CONFLIT SE TRADUIT A LA FOIS PAR DES GESTES, DES POSITIONS SPATIALES ET DES PAROLES D’UNE RARE VIOLENCE. LE POUVOIR MONTRE SON VRAI VISAGE : POUR ETRE LE PLUS FORT, IL CROIT QU’IL DOIT DETRUIRE L’HUMANITE EN L’AUTRE EN LE DETRUISANT PSYCHOLOGIQUEMENT

 

Solange s’accroupit sur le tapis et, crachant dessus, cire des escarpins vernis.

Je vous ai dit, Claire, d’éviter les crachats. Qu’ils dorment en vous, ma fille, qu’ils y croupissent. Ah ! ah ! vous êtes hideuse, ma belle. Penchez-vous davantage et regardez dans mes souliers. (Elle tend son pied que Solange examine.) Pensez-vous qu’il me soit agréable de me savoir le pied enveloppé par les voiles de votre salive ? Par la brume de vos marécages ?

Mais la servante ne répond pas, et même manifeste une attitude d’extrême soumission. Un jeu de scène très ambigu suit donc cette nouvelle escalade de violence. Alors que la maîtresse parle (au théâtre, celui qui parle a le pouvoir), la servante utilise la gestuelle. Elle s’acquitte d’une tâche « normale » pour une bonne, cirer des chaussures, justement ceux qui déclenchent le supplice de Tantale. Pour cirer, elle CRACHE DESSUS, ce qu’il faut d’abord prendre pour une action « normale », la salive faisant réellement briller, et cette « astuce de grand-mère » était utilisée par tous les domestiques. Mais le CRACHAT (signe d’insulte devant une autre personne) devient le symbole de la révolte. La soumission de Solange résonne comme un règlement de comptes. Claire semble se venger des ordres dédaigneux de sa maîtresse, tout en prenant un malin plaisir à les faire subir à sa sœur. Apparaît alors une forme de sadisme dans leur relation qui s’ajoute à la jalousie déjà décelée. Le personnage de la maîtresse semble jouir de ce pouvoir sur la domestique. Genet renoue ici avec un théâtre de la cruauté.

La première phrase Je vous ai dit, Claire, d’éviter lesCRACHATS rappelle le dialogue du début entre les deux sœurs, mais la seconde suppose la vision de Madame : QU’ILS DORMENT EN VOUS QU’ILS Y CROUPISSENT. Le verbe CROUPIR signifie POURRIR (avec la même connotation d’odeur nauséabonde), c’est un mot d’un réalisme violent et révoltant, associé au terme condescendant et faussement bienveillant MA FILLE.

Cette métaphore transforme la bonne en marécage malodorant, et suppose aussi que la maîtresse est consciente des idées mauvaises qui peuvent « croupir » dans ce marécage. Sous des allures de langage châtié métaphorique : « les voiles de votre salive » et « la brume de vos marécages » (l.26), le langage est méprisant et appartient au vocabulaire de la souillure. Le ton est moqueur avec l’affront, souligné l’oxymore : « vous êtes hideuse, ma belle ». (l.28).

Cruauté́ suprême, elle en joue (un jeu de plus), et la provoque. Nous retrouvons un monde manichéen - la beauté́ en haut (socialement), la laideur en bas -, et sa jalousie de rivale. « Ma belle »devient une antiphrase méprisante). La volonté d’humilier davantage la servante se fait ressentir dans l’ordre donné de se « pench[er] davantage », une humiliation physique : descendre encore plus bas (PENCHEZ VOUS DAVANTAGE), et se rapprocher des pieds de lamaîtresse (ELLE TEND SON PIED QUE SOLANGE EXAMINE). La position est symbolique mais aussi troublante avec le pied dénudé́ de la maîtresse. La fin est on ne peut plus insultante : on retrouve par deux fois, en symétrie de construction avec un élargissement visuel métaphorique, l’idée que Solange est un êtredégoûtant : PAR LES VOILES DE VOTRE SALIVE/ PAR LA BRUME DE VOS MARECAGES.
Le pouvoir est une machine destructrice, qui ne peut s’empêcher de chercher à tuer l’homme au-delà de la fonction sociale, si cette fonction est inférieure ou peu « respectable » (peut-être GENET pense-t-il à ce qu’il a vécu dans son bagne pour adolescents avant même sa majorité́, puis aux nombreux séjours en prison). La victoire doit êtrecomplète – mais c’est aussi le meilleur moyen de se détruire, parce que l’on déclenche la révolte de celui que l’on veut tuer...

 

LA VICTOIRE DE SOLANGE EST SON JEU : c’est-à-dire SON HYPOCRISIE (on peut parler de double jeu : elle joue à la domestique obéissante, et elle joue le rôle de Claire, une bonne) ; LA LOI DES OPPRIMES EST LE MENSONGE – A MOINS QU’ILS N’ENTRENT DANS LE JEU DE LEURS OPPRESSEURS (syndrome de Stockholm), QUOI QU’IL EN SOIT, DANS LA SOCIETE, TOUT LE MONDE JOUE, ET LES RAPPORTS SOCIAUX SONT UNE ILLUSION QUI NE FONCTIONNENT QUE PARCE QUE LES CONCERNES VEULENT LE CROIRE.

 

SOLANGE, à genoux et très humble. Je désire que Madame soit belle. CLAIRE, elle s’arrange dans la glace.

La didascalie vient une nouvelle fois montrer la soumission de la servante : « à genoux et très humble ». Solange demeure docile et obéissante, sans expression de haine, bien au contraire : « Je désire que Madame soit belle. » Cette fois-ci, c’est Claire alias Solange qui entre (sans doute hypocritement) dans le discours que diffuse le pouvoir : la normalité́ est que MADAME SOIT BELLE et Claire laide. Il y a une petite trêve, qui restitue le cadre, le cadre simpliste qui forme notre société́ : d’un côté́ les beaux (dans la Grèce antique les nobles étaient les beaux et en même temps les bons, le titre social supposant la posture morale, c’est ce que signifiait l’expression kaloskagathos : « à la fois beau et bon »), de l’autre les laids (moralement aussi) , les méchants. D’un côté́ les « hauts perchés », de l’autre le peuple A GENOUX ; voilà l’équilibre social.

Mais, peut-être le personnage Claire/Solange n’est-il pas vraiment hypocrite : elle accepte sa condition avec fatalisme ; elle est mystifiée.

La 2° didascalie réitère le thème du miroir. Le motif du miroir : « vous regardez dans mes souliers » et « elle s’arrange dans la glace », « elle se mire encore » (l.34) renvoie au conte de Blanche-Neige dont le ressort est de savoir qui est la plus belle et qui est fondée sur la haine, la jalousie, tandis que la domestique rappelle Cendrillon. Ce que symbolise le miroir, c’est le « regard » à la fois narcissique et dédoublé́, qui crée une bulle de sécurité́ autour du pouvoir. C’est la 2e fois que Madame se regarde dans la glace (elle s’était assise devant sa coiffeuse et on le devinait). Mais tout le cadre spatial, les beaux vêtements, les fleurs sont autant de miroirs, de dédoublements allégoriques du pouvoir, une infinité́ de regards qui s’emboîtent l’un dans l’autre pour le glorifier. Ainsi le pouvoir a besoin du regard de l’inférieur (Solange) mais aussi de son propre regard narcissique qu’il dédouble et multiplie avec tous ses accessoires.

 

 

LA MAITRESSE SEMBLE AVOIR DEVINE LE JEU DE SOLANGE, ET POUR MIEUX LA BLESSER, QUITTE LES RAPPORTS DE HIERARCHIE SOCIALE POUR L’ATTAQUER SUR SA CONDITION DE FEMME : AINSI LA HAINE NE S’ARRETERA JAMAIS ENTRE LES HUMAINS, c’est du moins ce que semble penser Genet, qui a souffert toute sa vie d’une incapacité́ de communiquer vraiment, traumatisé par une enfance et une adolescence à l’abandon).

 

Vous me détestez, n’est-ce pas ? Vous m’écrasez sous vos prévenances, sous votre humilité́, sous les glaïeuls et le réséda. (Elle se lève et d’un ton plus bas.) On s’encombre inutilement. Il y a trop de fleurs. C’est mortel. (Elle se mire encore.) Je serai belle. Plus que vous ne le serez jamais. Car ce n’est pas avec ce corps et cette face que vous séduirez Mario. Ce jeune laitier ridicule vous méprise, et s’il vous a fait un gosse...

SOLANGE - Oh ! mais, jamais je n’ai...

CLAIRE - Taisez-vous, idiote ! Ma robe ! »

Cependant la maîtresse, justement parce qu’elle n’est que la bonne, est lucide : ce jeu, cet abus de pouvoir est MORTEL (et il le sera au premier degré́ pour Claire qui mourra comme Madame!). Par ses abus, ses excès, sa vantardise et orgueil (ON S’ENCOMBRE INUTILEMENT. IL Y A TROP DE FLEURS), il déclenche la haine (VOUS ME DETESTEZ). Le pouvoir n’est pas à l’abri d’un revirement de la situation et de la révolte : cela commence par le mépris de la classe inférieure, par un jeu de dupes, une manipulation, une illusion : PREVENANCES HUMILITE ; ce jeu – encore un – est le pouvoir du pauvre contre le riche, de l’inférieur face au supérieur. Ils sont en quelque sorte à égalité́ de mépris : VOUS M’ECRASEZ (aussi). Le fait de fleurir la chambre de Madame la fait ressemblerà un enterrement : on y apporte aussi des fleurs, en particulier des GLAIEULS (les RESEDAS sont des fleurs très parfumées).

Et il reste un dernier piège pour le dominant : celui d’oublier qu’il s’agit d’un jeu, celui de se prendre au jeu (aussi bien pour la vraie maîtresse qui risque la mort, que pour la fausse, qui y prend goût et qui mourra) ! La didascalie ELLE SE MIRE ENCORE introduit pour la 3e fois (chiffre fatal ?) le thème du miroir qui flatte le narcissisme. Claire/Madame rabaisse sa bonne/sœur en la comparant physiquement à elle. Un pouvoir refermé sur lui-même ne voit pas le danger venir. L’affirmation JE SERAI BELLE au futur de l’indicatif (marque de certitude) s’oppose à VOUS NE LE SEREZ JAMAIS, antithèse amplifiée par le comparatif de supériorité́ PLUS QUE. Claire/Madame a intégré́ son identité́ sociale, et la confond avec son identité́ humaine (ici concentrée dans le physique). D’ailleurs elle dépasse encore une fois les limites de son rôle social en envahissant la vie privée de Solange, avec l’histoire du laitier. Elle se risque à devenir simple femme, essayant de briser les espoirs d’une rivale (rythme binaire qui amplifie la prétendue impossibilité́ : PAS AVEC CE CORPS ET CETTE FACE, précédé́ du présentatif négatif CE N’EST PAS ; les adjectifs démonstratifs CE/CETTE portent toute la charge négative) ; distillation du doute (VOUS MEPRISE), de la culpabilité́ (GOSSE en langage familier méprisant). A peine s’est-elle rendue compte que sa position sociale pouvait être mise en danger qu’elle essaie de « tuer » sa rivale par son point faible : son humanité́.

Les protestations de Solange ne servent à rien et sont coupées par la maîtresse, brutalement interrompues par un « Taisez-vous » injonctif et un qualificatif rabaissant : « Idiote », avant de revenir à la relation qui les unit avec l’ordre très sec, car sous forme nominale seulement : « Ma robe ! » (l. 38), façon de renvoyer Solange à son rôle subalterne.

 

CONCLUSION

Ainsi, dans cette scène d’exposition, se joue du théâtre dans le théâtre, ce qui complique la mise en place de l’intrigue et la compréhension du public. Avec ces deux personnages, « Madame », parodiée par Claire,et sa bonne Claire, jouée par Solange, sont détournés tous les stéréotypes du théâtre, de Molière, au théâtre bourgeois. Solange et Claire nous donnent à voir les maîtresses injustes et coquettes, les bonnes soumises et haineuses, avec la distance propre à la situation et prouvent ainsi leur lucidité. Mais cette mise en scène sadomasochiste interroge aussi leur propre relation de sœurs, complices ou adversaires, au service de la même patronne autoritaire et détestée. 

Les deux sœurs semblent reproduire une scène bien connue d’elles avec pour personnage central leur maîtresse comme le soulignent l’indication temporelle : « C’est le soir » et le caractère cérémonial de cette scène : reproduction de « scènes » clés comme le déshabillage, les bijoux, le tilleul. Mais plus que le simple rapport entre les bonnes et leur maîtresse, ce qui se révèle est très déstabilisant pour le spectateur qui sent bien que quelque chose de grave va se jouer.

Genet fait ici preuve d’une réelle virtuosité́ pour démonter le mécanisme social de la violence, mécanisme qui semble, tel qu’il est présenté́, inévitable. Être maître ou domestique relève d’un rôle, d’une illusion : c’est donc une « comédie », un jeu théâtral, et le jeu de rôle des bonnes en est l’allégorie.

Cette « comédie » est un jeu d’apparence, de comportement : la maîtresse est obligée de crier, la bonne d’obéir.

Et c’est l’interaction consentante des comportements qui fixe définitivement la place sociale de chacun. Claire jouant Madame ne dira-t-elle pas plus loin : « Par moi, par moi seule, la bonne existe. Par mes cris et par mes gestes. »

Mais ce jeu social fonctionne comme un cercle vicieux : pour garder son identité́ il faudrait nier celle de l’autre, et ainsi naîtrait la violence sociale : l’identité́ étant liée à un comportement conditionné, attendu : pour jouer Madame, il faut humilier la servante, c’est-à̀-dire préparer la bombe à retardement qui renversera la hiérarchie établie.

La réflexion mise en scène par Genet porte ainsi sur l’origine de la violence sociale : pour qu’il y ait société́, il faut que chacun occupe sa place ; pour créer son identité́ sociale il faut jouer un rôle ; ce rôle est un piège pour celui qui le joue : il le confond avec la réalité́ et commence à avoir un comportement nocif, voire sadique (mépris, humiliation du dominant, envie, haine, rébellion en écho pour le dominé) ; la spirale infernale est lancée...jusqu’à la tragédie. Société́ et violence semblent indissolublement liées, et la pièce prend des allures de tragédie, ou de conte philosophique pessimiste.

Plus qu’une réflexion sur la société́, la « comédie » des Bonnes est aussi une réflexion sur l’humanité́, et son côté́ « marécageux ». Le rapport « maître- valet » (ici bonne) est bien toujours « comique » au sens de théâtral, mais il est surtout tragique : Genet pousse la cruauté́ des rapports humains au paroxysme.

Et Genet le révolté́ voit en la forme théâtrale le miroir de la société́, comme de l’individu, et multiplie les mises en abyme (théâtre dans le théâtre) : miroir dans la scène, personnages jouant d’autres personnages, et ne sachant à la fin plus trop qui ils sont... Il invente ainsi un théâtre déstabilisant, porteur d’un profond malaise, et plein de questionnement

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