Approfondissement: Les rapports-maîtres valets dans L'ïle des Esclaves de Marivaux
Résumé - la fable
Deux maîtres, Iphicrate et Euphrosine échouent après un naufrage dans une île gouvernée par des esclavesfugitifs. Les lois de cette nouvelle république imposent aux esclaves de devenir maîtres et aux maîtres de devenir esclaves dans un but de rééducation de ces derniers.
Trivelin, responsable de l’île et garant de ses lois, explique le processus de rééducation des naufragés.
Les maîtres vont perdre leurs noms et leurs habits qu’ils doivent céder à leur valet et servante, Arlequin et Cléanthis.
Ils devront écouter le portrait cruel que feront d’eux leurs serviteurs et reconnaître sa véracité. Trivelin se retire.
L’épreuve des maîtres atteindra son paroxysme lorsque Arlequin et Cléanthis, emballés par leur nouvel état,projetteront un double mariage : le valet avec la maîtresse et la servante avec le maître.
Euphrosine bouleverse Arlequin par ses pleurs et son discours émouvant.
Les serviteurs pardonnent à leurs maîtres. Les maîtres affranchissent leurs esclaves.
Trivelin réapparaît pour consacrer cette humanité retrouvée de part et d’autre.
Le contexte culturel et idéologique : L’île des esclaves et les Lumières.
L’Île des Esclaves s’inscrit dans une double lignée :
- Celle des textes utopiques d’abord qui choisissent souvent l’île comme lieu d’expérimentation de leurs idées de réformes sociales (Marivaux, Télémaque travesti, 1714 ; Defoe, Robinson Crusoé, 1719 ; Swift publiera ses Voyages de Gulliver en 1726).
- Celle des œuvres morales qui s’attachent à présenter des considérations édifiantes et philosophiques dans des fictions moralisatrices (Rappelons la vogue des récits de voyages authentiques ou fictifs au XVIIIème siècle, on peut citer Le supplément du voyage de Bougainville de Diderot).
L’époque est à la contestation, la société est en pleine mutation. La classe bourgeoise s’enrichit, a plus d’employés et de domestiques que les nobles ; elle accède à la culture ; les philosophes des Lumières réfléchissent aux fondements de la société, essaiment leurs idées nouvelles et contestataires. Les salons se multiplient (Marivaux fréquente ceux de Madame de Tessin et de Madame Lambert) et sont des lieux de réflexions, d’échanges et de remise en cause.
Émergent le problème des colonies, celui de l’esclavage, est ranimé le mythe du bon sauvage, naissent les idées d’affranchissement des dogmes religieux et moraux, celle de l’épanouissement de l’individu...
Le titre et les lieux
- Le titre de la pièce indique un lieu : l’île des esclaves et propose un horizon d’attente au lecteur qui peut s’interroger sur le choc des mots :
L’île est connotée comme un lieu exotique, de rêve, de liberté.
Le terme esclave s’associe à des images de prisonniers, de chaînes...
Ce lieu semble resserré et périlleux dès la scène 1, d’un côté la mer tempétueuse, les rochers, de l’autre les cases de ceux dont la coutume « est de tuer tous les maîtres qu’ils rencontrent »
Ce lieu est en fait une « république » qui propose un gouvernement alternatif (en référence à la République de Platon ?).
- A ce présent de l’île, s’oppose un « là-bas » d’où viennent les quatre naufragés, un « là-bas » regretté par les maîtres, rejeté par les serviteurs. Ce « là-bas » est Athènes, et une Athènes de la Grèce Antique, ce qui est corroboré par les noms grecs « antiques » (Iphicrate, Euphrosine, Cléanthis...)
Athènes va servir constamment de référence négative à cause des lois iniques qui la gouvernent ; les maîtres y sont « durs, injustes ».
- Que représente alors l’ici de l’île ?
Un lieu salvateur, qui a perdu sa barbarie originelle et qui ne propose plus la mort des maîtres mais uniquement leur guérison.
Marivaux ne donne aucun repère géographique. Ici c’est nulle part, l’île est donc bien le lieu de l’utopie (étymologiquement = non-lieu) , le lieu d’un enjeu intérieur, d’une épreuve individuelle, le lieu du « jeu » et du théâtre aussi.
Quant au langage des personnages, aux costumes et fonctions des domestiques, aux récits du comportement des maîtres, on est bien au XVIIIème et non plus dans l’Antiquité. Marivaux brouille les cartes volontairement. Cette île de nulle part mâtinée d’Antiquité et de XVIIIème ne sert qu’à une expérimentation et à une réflexion philosophique et politique sur la condition sociale et la qualité de l’individu.
La Liste des personnages :
L’ordre de présentation des personnages donnés par couple (le maître et son valet ; la maîtresse et sa suivante) suivis d’un troisième personnage, Trivelin indique le véritable sujet de la pièce : une réflexion sur ceux qui ont le pouvoir et ceux qui le subissent.
Trois noms grecs et signifiants :
Iphicrate : qui gouverne par la force
Euphrosine : Pleine de joie : effet comique car Euphrosine n’est pas à la fête dans l’île
Cléanthis : Fleur et victoire
- Si quatre personnages fonctionnent toujours « en couple » dans la pièce :
* couple maître / serviteur : Iphicrate / Arlequin – Euphrosine / Cléanthis
* couple maître : Iphicrate / Euphrosine, les maîtres mis à mal dans l’île
* couple serviteur : Arlequin / Cléanthis, les serviteurs coalisés par le ressentiment et le désir de revanche sur les maîtres.
* couple « contre-nature » dans la proposition galante de transgression des classes sociales : Arlequin /Euphrosine ; Iphicrate / Cléanthis , un personnage se démarque, c’est Trivelin. Qui est Trivelin ?
Le chef de l’île, le gouverneur de cette nouvelle république, le garant des lois de l’île, le « fonctionnaire » de l’île des Esclaves chargé de ramener les maîtres à la raison. Il représente la Loi.
Il est aussi le metteur en scène du processus de rééducation des maîtres, c’est lui qui explique la « cure », qui énonce les épreuves, qui distribue les rôles, qui oblige à changer de costumes, qui suscite les improvisations qui en découlent.
C’est lui aussi qui impose le rythme, donne le tempo de la pièce : « en voilà donc assez pour à présent. »
Il est le maître d’œuvre et le garant des dérapages ; c’est lui qui arrête les débordements de Cléanthis rendue cruelle par son ressentiment.
Il encadre ce qui se joue dans l’île de sa forte présence au début (scène 2 à 5) et à la fin c’est lui qui dresse le bilan de l’expérimentation et autorise le retour à Athènes. Il est le dernier personnage à parler.
- Si Trivelin est le héros / hérault, personnage majeur de l’île, Arlequin a dans la pièce un rôle extrêmement important.
D’abord, et conformément à la tradition de son rôle, il est l’agent actif de la comédie par sa bonne humeur, ses lazzis, son esprit, ses jeux de mots, ses jeux parodiques et apporte un contrepoint joyeux à la situation dramatique des maîtres et à la fable philosophique de la pièce.
Il a de plus une fonction de démythification : il rappelle à Iphicrate que son jargon n’est valable qu’à Athènes, que les relations sociales peuvent être modifiées. Il stigmatise les ridicules des maîtres mais a la lucidité de reconnaître qu’ils sont les mêmes bouffons que leurs maîtres quand il les parodie avec Cléanthis.
Enfin, il a un rôle salvateur parce qu’il est fondamentalement bon. Il aide Euphrosine à évoluer, il pousse Cléanthis à pardonner, il conduit Iphicrate à se repentir en pardonnant lui-même. Il est vraiment l’instrument de la catharsis : il corrige en faisant rire. Castigat ridendo mores.
En conclusion, si Trivelin est le garant des règles puisqu’il dispose de l’autorité à faire respecter le jeu et à l’arrêter, c’est Arlequin qui mène le jeu et en précipite l’achèvement.
Les emblèmes du pouvoir
- Le gourdin et l’épée :
« Le gourdin est dans la chaloupe » dit Arlequin.
Cet objet symbolique des rapports entre maître et esclave est perdu. Il n’a pas de place dans l’île. Plusieurs fois mentionnée dans le texte, son absence est révélatrice. Les coups de bâton reçus auparavant justifient le désir de vengeance d’Arlequin.
L’épée d’Iphicrate, autre représentation du pouvoir des maîtres est présente. Iphicrate en est dépouillé par ordre de Trivelin et contraint de la céder à Arlequin.
- L’habit et le nom :
Trivelin : « Prenez cette épée, mon camarade, elle est à vous »
[...]
« Eh bien ! Changez de nom à présent. »
[...]
« Vous aurez soin de changer d’habits ensemble »
Les maîtres vont perdre les attributs de la force, les esclaves vont prendre les apparences visibles du pouvoir.
Cette mise à nu des maîtres figure l’inversion du pouvoir. Les serviteurs changeront réellement de condition quand ils auront changé d’habit (et l’on sait combien le travestissement est cher à Marivaux dans son œuvre théâtrale).
Dépossédés de leurs attributs distinctifs (l’épée et l’habit), de leur nom et donc de leur identité, les maîtres sont réduits à la prostration et au silence. De fait, ils parlent peu : « Hélas, que voulez-vous que je lui réponde
dans l’étrange aventure où je me trouve ? » se lamente Euphrosine.
Ce sont les serviteurs qui s’engagent dans la parole.
La parole et le langage :
C’est Trivelin qui va libérer la parole des serviteurs. Il va questionner Arlequin et Cléanthis et leur demander explicitement de mettre en parole les mauvais traitements qu’ils ont subi, puis, de dresser le portrait, en mots, de leurs anciens maîtres.
Et de quoi vont parler Arlequin et Cléanthis ? Ils vont parler de la parole. Ils vont stigmatiser la parole de leurs maîtres en rappelant ce qu’ils disaient ou comment ils s’adressaient à eux.
Se rendant compte que la parole est l’attribut essentiel du maître, ils vont s’efforcer de parler comme « le grand monde », dans un exercice d’imitation de la parole des maîtres en usant des clichés empruntés au langage stéréotypé de l’aristocratie galante.
Usant de cette parole confisquée, Cléanthis, habitée par la rage et le ressentiment, va en abuser et c’est Trivelin qui la rappelle à la modération.
Trivelin : « Mais je vous ai prié de nous laisser. »
Cléanthis : « Je sors, et tantôt nous reprendrons le discours qui sera fort divertissant. »
Preuve que la parole est l’apanage des maîtres, preuve du renversement et du presque retour à la normal, est la phrase d’Arlequin, ému par le discours d’Euphrosine, à la fin de la pièce. Il dit : « J’ai perdu la parole. »
Le théâtre dans le théâtre
Dans L’Île des esclaves, l’utopie repose sur l’inversion. Un monde renversé qui permet d’envisager d’autres possibles dans la tradition du carnaval, héritage des saturnales romaines. L’inversion est au cœur de la structure sociale de l’île. Les esclaves ont imaginé ce renversement afin de « guérir » les maîtres.
Le théâtre dans le théâtre s’impose comme le moyen idéal de présenter la satire comique mais aussi la leçon éthique.
Au coeur de la pièce, Marivaux confie à Arlequin et Cléanthis un travail de « théâtralisation du discours ».
C’est Cléanthis qui mène le jeu : « Je suis d’avis d’une chose, que nous disions qu’on nous apporte des sièges... » elle exige que « leurs gens », (leurs anciens maîtres) servent de public.
« Pouvons-nous être sans eux ? C’est notre suite ; qu’ils s’éloignent seulement »
Tout est là pour une représentation théâtrale : décor, accessoires, déplacements, canevas, registre de la langue, et public. Les anciens maîtres, humiliation ultime, doivent assister à la parodie de leurs entretiens galants et apporter les fauteuils.
La parodie leur est destinée à se moquer d’eux et les conduire à s’amender face à la vanité et à la vacuité
de ces entretiens galants dénués de toute sincérité, de toute sensibilité.
La cure essentielle de l’île n’est-elle pas de faire retrouver au personnage la sensibilité et la sincérité dans les rapports humains ?
Les visées de la pièce ; une comédie ? Vraiment ?
Certes, L’île des esclaves est « une comédie en un acte et en prose » comme l’annonce Marivaux et comme l’atteste tous les effets comiques de la pièce, et la figure d’Arlequin, prototype du personnage comique centré sur le « ça » de la psychanalyse : le rire, boire du vin, l’amour...
Mais l’analyse du « Moi » des humbles, des serviteurs en fait aussi une utopie sociale, un essai philosophique.
En effet, et c’est une réelle audace pour l’époque on est en 1725 (Beaumarchais écrira Le Mariage de Figaro en 1778), Marivaux se livre à une véritable analyse de la condition d’esclave, à faire entendre la voix des serviteurs au XVIIIème.
Il met en scène leur ressenti, leur sentiment d’aliénation.
Il affirme fortement des valeurs qui ne sont pas partagées par tous en 1725.
Ces valeurs sont :
- l’égalité entre les êtres
- l’amour de la vérité, la vanité du mensonge et du paraître
- la nécessité du partage
- le primat de la sensibilité « naturelle » sur la dureté sociale
Si Marivaux ne réclame ni un bouleversement des institutions ni l’instauration d’une société sans classe, bref si son enjeu n’est pas politique, il est moral.
A la fin de la pièce, chacun découvre en l’autre un prochain. Les rapports respectifs des maîtres et des serviteurs seront établis dans un esprit et un plaisir nouveaux.
Marivaux dit l’importance de la sensibilité dans les relations humaines. (Rousseau n’est pas loin) Oeuvre morale, seulement ? Pour les critiques déçus de la prudence de Marivaux dans le dénouement de sa pièce accusé d’être « réformiste » par certains.
Il convient de rappeler que c’est toujours par la morale que commence la ruine des institutions !
L’île des esclaves de 1725 comme une prémonition ou préparation de 1789!
Source: https://www.theatre-contemporain.net/images/upload/pdf/f-ca7-5707709d1e455.pdf
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