Lecture de l'incipit de Réparer les vivants de Maylis de Kerangal ( notes de cours à lire)

 

Incipit

Quelle est la place de ce texte ?
L’extrait se situe sur la première page du roman, c’est l’incipit.La fonction d’un incipit est double : informer et séduire le lecteur.
On peut donc se demander comment ce premier chapitre remplit
ces deux missions.


• Une particularité apparaît-elle ?
Cet incipit est composé d’une seule phrase. Se pose donc inévitablement la question de la lecture. On ne peut pas se contenter de respirer quand il y a un point... Où et quand doit-on alors respirer ? Quand respire-t-on ? Le lecteur se pose donc la question du souffle vital de manière très concrète, au seuil du roman. Or, il s’agit  d’un thème récurrent : Simon essoufflé quand il poursuit Juliette, le contrôle du souffle par le chanteur Thomas Rémige...

 
Problématique proposée : Comment cet incipit, qui déstabilise par son abstraction, le manque d’informations concrètes, propose-t-il un concentré des thématiques et de l’esthétique du roman ?

La lecture linéaire n’est pas seulement une lecture ligne à ligne,contrairement à ce que pourrait faire croire son nom. Il s’agit avant tout de faire apparaître le développement du texte et donc les principaux mouvements de l’extrait. Ici, dans la mesure où l’extrait
n’est composé que d’une seule phrase, on ne peut se fier aux points pour établir le plan du texte. En revanche, on peut s’appuyer sur les anaphores ainsi que sur les temps verbaux pour faire apparaître les différents mouvements.

( d'après la revue NRP.)


Premier mouvement : « Ce qu’est le cœur de Simon Limbres [...] boîte noire d’un corps de vingt ans »

 
Ce premier mouvement constitue ce qu’on pourrait appeler la protase de la longue phrase qui se déploie dans cet incipit. La protase s’organise en trois temps marqués par l’anaphore « Ce qu’est le/ce cœur ». Il s’agit donc davantage d’une tentative de définition, au présent de vérité générale ou au présent d’énonciation, que d’un récit.


• Le premier fragment (« Ce qu’est le cœur de Simon Limbres [...] saluant l’événement ») présente d’emblée ce qui semble être le personnage principal, Simon Limbres. On peut rêver sur ce nom :

 Simon, prénom relativement rare, qui évoque saint Pierre, aux portes du Paradis, Limbres qui fait écho aux limbes, séjour des innocents avant la Rédemption ou séjour des enfants morts avant d’avoir été baptisés.
Le nom comme le prénom évoquent donc l’idée d’une transition, d’un lieu mal défini, avant le repos définitif. Ce premier fragment fait allusion à la naissance de Simon (« l’instant de la naissance ») et l’on va voir se dessiner progressivement une chronologie. C’est l’occasion de mentionner, de manière indirecte, les parents de Simon (« d’autres
cœurs »). 

D’emblée le cœur apparaît à la fois comme une mécanique,qui s’accélère à la naissance (« depuis que sa cadence s’est accélérée à l’instant de la naissance »), mais aussi comme le siège des sentiments(« quand d’autres cœurs au-dehors accéléraient de même, saluant l’événement »). Notons également les répétitions (« le cœur » ; « ce cœur » ;« d’autres cœurs » ; « accélérée » ; « accéléraient ») soutenues par des allitérations en [s] et [k] (« Ce qu’est le cœur de Simon Limbres, ce cœur » ;« sa cadence s’est accélérée »). Elles peuvent traduire un mouvement binaire, mécanique, celui d’un battement de cœur, pris en charge par la poétique du texte.


Le second fragment commence avec l’anaphore de « ce qu’est ce cœur » et se termine sur une première acmé (« l’amour »), mise en valeur par la ponctuation, un tiret d’abord et un point-virgule ensuite.
Si le premier fragment revenait sur la naissance, le second se penche plutôt sur l’adolescence avec la découverte du sentiment amoureux.
Il repose sur une énumération qui requiert du souffle, de la puissance.
Cette énumération de verbes (« bondir, vomir, grossir, valser ») esquisse le portrait d’un jeune homme dynamique, en mouvement.


On s’attend à ce que le troisième fragment évoque l’âge adulte selon la logique de progression chronologique évoquée. Pourtant, un chiffre est donné, vingt ans. C’est donc d’un jeune homme qu’il s’agit. Le lecteur peut ressentir un premier malaise à la découverte de l’expression « boîte noire », que l’on associe spontanément aux accidents d’avion. Ce sentiment peut être renforcé par la longueur de plus en plus courte des trois fragments.


Deuxième mouvement : « personne ne le sait au juste [...] vie de pulsations »

 
Ce second mouvement commence par la proposition principale« personne ne le sait au juste », proposition déceptive dans un incipit, dont le but est avant tout d’informer. On pourrait croire que le but de ce roman est de combler ce manque, mais en réalité il l’assume et s’articule autour. En effet, on ne connaîtra jamais les sentiments de Simon. On ne connaîtra que les pensées des autres sur lui, les sentiments des autres. Cela concerne particulièrement le don d’organe.
Il s’agit de savoir ce que Simon aurait pensé, voulu, sans le savoir(« nous devons nous interroger ensemble sur ce qu’elle aurait souhaité »,p. 129), ce qui pose une double question : éthique (comment savoir ce que le mort aurait voulu) et esthétique (comment s’attacher à un
personnage qu’on ne connaît pas).

 
Commence alors une seconde anaphore (« seul[e] »). Il s’agit d’envisager de manière médicale, mais aussi romanesque ce qui peut rendre compte des mouvements du cœur. Sont envisagées plusieurs techniques : l’écho cardiaque (« une image en mouvement créée par ultrason ») et l’électrocardiogramme (« le tracé papier d’un électrocardiogramme »). La romancière mentionne ici des examens cliniques précis, donnant ainsi un nouvel élan au réalisme. Ces mentions s’accompagnent d’un champ lexical scientifique et médical précis. Toutefois, on retrouve l’ambivalence envisagée dans le premier mouvement : le cœur n’est pas qu’une pompe, c’est aussi le siège des sentiments et l’on aimerait pouvoir cartographier non seulement le flux sanguin, mais aussi les vagues d’émotions (« joie » ; « tristesse »).
Le roman évolue donc sur le fil entre un regard neutre, objectif, scientifique, et un regard romanesque, un « récit » fondé sur l’empathie.
C’est en ce sens que cet incipit dévoile l’esthétique du roman.


Ce second mouvement prolonge le battement de cœur amorcé dans le premier mouvement par la récurrence du rythme binaire(« la joie qui dilate et la tristesse qui resserre » ; « la dépense et l’effort » ;« de flux et de reflux » ; « de vannes et de clapets »). Le rythme binaire se charge toutefois ici d’un nouveau sens avec la mention du flux et du reflux : il introduit subrepticement l’image de la mer qui va se déployer dans le quatrième et dernier mouvement.


Troisième mouvement : « quand le cœur de Simon Limbres [...] nul ne saurait prétendre le connaître »

 
Ce mouvement est plus bref que les deux précédents dont il fait la synthèse d’une certaine mesure. Il marque d’abord une rupture, avec l’introduction du connecteur de temps « quand », qui donne une dimension chronologique, narrative, au texte qui se présentait jusqu’ici comme une impossible définition. La première partie de la proposition reprend le premier mouvement (« le cœur de Simon Limbres, ce cœur ») et la seconde partie le deuxième mouvement (« nul ne saurait prétendre le connaître »).


Quatrième mouvement : « et cette nuit-là [...] et quand soudain tout s’est emballé »

 
Nouvelle rupture de construction, manifeste en particulier dans l’emploi des temps du récit : imparfait (« il gelait ») et passé composé (« s’est déclenchée »). On pourrait se demander pourquoi la romancière choisit de prolonger artificiellement sa phrase par un « et » qui ne coordonne rien. Tout se passe comme si mettre un point, un point final, réduisait à néant les efforts de la romancière pour faire battre le cœur.


Ce dernier mouvement s’organise selon un mouvement de contraction. En effet, le passé composé, à la différence du passé simple, exprime un lien avec le présent. Ce mouvement commence donc dans un passé indéfini, immémorial ( « alors que le plateau
continental reculait ») et s’achève dans un passé immédiat, clairement identifié : l’action a commencé à 5 h 50. Même mouvement de concentration quant aux lieux, du « pays de Caux », à une chambre.
On se rapproche donc du récit lui-même, qui s’inscrit dans un cadre spatio-temporel plus précis, un matin d’hiver, dans une ville que l’on identifiera plus tard comme Le Havre. Toutefois, ce quotidien se trouve lié à un univers plus vaste, quasi mythologique, qui donne sa dimension tragique au récit. Celle-ci s’exprime dans une période rendue solennelle par le rythme ternaire et poétique et les allitérations en [l] et en [r] (« alors qu’il gelait à pierre fendre sur l’estuaire et le pays de Caux, alors qu’une houle sans reflets roulait le long des falaises, alors
que le plateau continental reculait, dévoilant ses rayures géologiques »).


Ce dernier mouvement ne sert pas seulement à présenter le cadre spatio-temporel, il poursuit le portrait de Simon lui-même. On apprend qu’il a un cœur de sportif (« un pouls probablement inférieur à cinquante battements par minute »), on soupçonne qu’il est très jeune (il dort encore dans un « lit étroit »). Enfin, le terme de « sonar », qui désigne un appareil utilisé par les sous-marins, peut surprendre ici et établit le lien entre Simon et la mer

Conclusion
La conclusion joue un rôle déterminant dans le cadre d’une lecture linéaire dans laquelle on risque de se perdre dans une myriade de remarques stylistiques aussi justes que vaines. Il convient donc de revenir sur la problématique initiale pour montrer comment l’analyse linéaire a contribué à y répondre.
Tout d’abord on a montré que si l’extrait ne donnait que peu d’informations explicites, le lecteur attentif pouvait en déceler plusieurs :Simon Limbres, jeune homme sportif, meurt dans un accident – en mer ? – en Normandie.
Toutefois, l’essentiel de cet incipit est de rapprocher le cœur comme mécanique et le cœur comme siège des sentiments. Dans cette perspective, le roman serait un appareil destiné à réanimer ce cœur une dernière fois. Il se caractérise donc par une langue très particulière, qui essouffle, qui bat selon un rythme très marqué.

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